La “survie en tant que culture est loin d’être actée” : rencontre avec les artistes moldaves qui fouleront la scène de Balkan Trafik
Entre tensions géopolitiques et survie d’identité, les artistes moldaves rayonnent. Certains d’entre eux seront bientôt sur une scène bruxelloise avec Balkan Trafik
- Publié le 25-04-2024 à 11h00
- Mis à jour le 26-04-2024 à 14h43
Comart, à deux heures de route de la capitale moldave Chisinau. C’est ici, dans le sous-sol obscur d’un centre culturel à deux pas d’une statue de Lénine et d’une église orthodoxe brillant de mille feux que nous rencontrons celles qui vont enflammer la scène bruxelloise de Balkan Trafik ces jeudi, vendredi et samedi. Pour l’instant, elles répètent à moins de 20 bornes de la frontière ukrainienne.
Certaines sont encore étudiantes en chant, en journalisme, en musique. Tatiana Mitioglo, la fondatrice, donne cours de chant. Plus qu’une simple chorale folklorique, les Kolay Sesleri chantent pour la “survie” de leur culture. Et cela commence ici, dans ce petit studio souterrain bariolé d’aquarelles de paysages gagaouzes réalisées par Vitali Manjul, chanteur aux influences plus modernes tirant sur le hip-hop et qui les accompagne sur scène.
”La langue gagaouze disparaît partout petit à petit”
Petit point géographique. Nous sommes en Gagaouzie, une région morcelée en une vingtaine de villages et trois villes au sud de la Moldavie le long de la frontière ukrainienne. Ici, usuellement, on parle russe. Mais pas que. Les Gagaouzes, peuple qui habite les lieux, ont une langue maternelle dérivée du turc. Leurs origines sont assez floues mais ce sont les migrations dues aux changements de territoires et différents traités dans les deux premiers tiers du 19e siècle qui les conduisent à s’installer ici.
Originellement musulmans, ils se sont convertis au christianisme orthodoxe et vivent aussi en Bulgarie, en Roumanie ou en Ukraine. Mais c’est bien en Moldavie qu’ils sont les plus nombreux. Là-bas, ils bénéficient d’un statut relativement indépendant.
Avant un show en direct pour l’émission Miss Gagaouzia, on change de studio pour se rendre plus au sud, en traversant des larges collines propices à la culture de la vigne, caractéristique de la Moldavie. Direction Kirsovo.
Partout où l’occasion se présente, les six jeunes femmes poussent le chant, se lançant a cappella n’importe où, sans donneur de tempo : une synchronisation remarquable. Ne vous attendez pas à de simples vocalises. Autant dans un restaurant que dans la rue ou que sur une large scène, passez 10 minutes baignées dans leur énergie et leurs chants résonneront dans vos têtes pour plusieurs heures.
Les Kolay Sesleri (ou Kolay voices) chantent en gagaouze ; et pour Maria, l’une des membres, “chanter dans notre langue reste très important pour nous toutes, c’est ce qui nous lie”. Et Vitali Manjul de reprendre : “La langue gagaouze disparaît partout petit à petit, sauf ici. Mais notre survie en tant que culture est loin d’être actée, c’est pour ça que nous continuons et des festivals comme Balkan Trafik nous permettent de diffuser nos racines.”
Cours de roumain, une mesure contestée
La Moldavie a lancé une campagne de cours de roumain dans les écoles gagaouzes russophones. Une mesure vue par certains comme une nouvelle atteinte à l’identité gagaouze. De son côté la gouverneure de la région, Evgenia Gutul, se rapproche officiellement du Kremlin notamment lors d’une rencontre avec Vladimir Poutine le 6 mars dernier. Elle assure alors que “Chisinau (la capitale) prend pas à pas nos pouvoirs, restreint le budget, enfreint les droits légaux, provoque l’instabilité et la déstabilisation en Gagaouzie et dans tout le pays. Et de conclure : “le dirigeant russe a promis de soutenir la Gagaouzie et le peuple gagaouze.” Une partie de la presse y voit alors une ressemblance entre la trajectoire Gagaouzie et celle de la Transnistrie.
Pour rappel dès l’indépendance de la Moldavie, un conflit s’ouvre entre le jeune État et la région du nord, la Transnistrie, se trouvant à l’est du Dniest, soutenue par les troupes de Moscou et voulant faire sécession. Finalement, un accord est trouvé en 1992 pour octroyer une certaine autonomie à la Transnistrie en échange de l’arrêt du soutien des Russes et à condition que la Moldavie ne se rapproche pas de la Roumanie voisine. En réalité, le conflit n’est pas enterré mais plutôt gelé. Encore aujourd’hui, des check-points gardés par l’armée russe surveillent le passage d’une région à l’autre.
Le mur de l’oligarque pour dialogue
Même dans la capitale, le poids de la dualité entre l’Union européenne et la Russie se fait sentir. Au cœur de Chisinau trône, plus très fièrement, l’hôtel National : vestige soviétique racheté par un oligarque qui souhaitait, sans succès, le démolir pour l’agrandir. L’édifice se retrouve aujourd’hui en ruine. Un écran géant de béton dans la capitale que le street-artiste Dima, d’origine russe, ne comptait pas laisser gris. En quelques heures, de nuit, avec des amis, faisant fi des interdictions, il s’introduit dans le bâtiment et repeint sa façade aux couleurs de l’Ukraine. Un véritable symbole sur l’un des axes principaux qui mènent à l’aéroport. Trois mois plus tard, l’hôtel est repeint par d’autres aux couleurs de la croix de Saint-Georges, un symbole a connotation militaire pro-russe. Quelques heures après, le bâtiment est repeint pour effacer les couleurs de la croix. L’immeuble finira jaune, bleu et rouge : le drapeau Moldave.
Dima (Dmitri Potapov), habitué des zones de conflits qu’il parcourt bombe de peinture en main, constate que l’absence d’unité de l’Europe permet la percée de la Russie en Ukraine. Un conflit qui divise ici : “Il y a les pro-Europe mais parmi eux, il y a ceux qui veulent une Moldavie indépendante, et ceux qui veulent être rattachés à la Roumanie. Il y a les pro-russes parmi lesquels il y a les mêmes divisions. Il y a également ceux qui ne veulent ni des Russes ni de l’Europe…” Par son art, il a exposé au grand jour tous les tiraillements du pays.
À la conquête du monde
Alors que la Russie se rapproche des frontières moldaves, certains ont fait le chemin inverse. Ils ont envahi la Russie au point d’arriver au pied du Kremlin : Zdob si Zdub. Le groupe se forme à la chute de l’URSS. “On venait de sortir de l’école à ce moment-là. Les restrictions soviétiques sautaient, y compris sur la musique, se rappelle Roman Iagupov, le chanteur. On a eu accès à la TV satellite avec laquelle on a découvert MTV et surtout les émissions du soir d’MTV (dédiées aux musiques alternatives, âge d’or de Nirvana par exemple)”. Ils quittent leur village à 30 km de Chisinau pour monter à la capitale où ils enregistrent une démo dans le sous-sol d’une école.
Démo qui débarquera à Moscou par un concours de circonstances et les propulsera sur la scène du How to Swin Festival aux côtés de groupes légendaires comme Rage Against The Machine. Leur aventure de rockeurs commence : tournée, clubs de rock, bagarres avec des skinheads fascistes. “Aujourd’hui, la vie de rockeur est bien plus calme.”
Même s’ils sont rapidement propulsés sur le devant de la scène, l’argent ne rentre pas forcément dans les poches du groupe et les concerts sont exténuants. De plus, les membres remarquent qu’ils copient le rock de l’époque, grunge, métal, rap hardcore… au lieu de créer leur propre univers. Ils se tournent alors vers le rock ethnique. Les racines moldaves ressortent et ça plaît. En parallèle, la chaîne roumaine Atomic Tv s’ouvre. C’est l’époque où la world musique se développe. Attirée par les sonorités du groupe moldave, elle leur sponsorise un clip à 5.000 dollars qui leur ouvre les portes d’MTV Russia. Viendra ensuite la consécration avec le concert de 1999 pour l’anniversaire d’MTV sur la Place Rouge, devant plusieurs centaines de milliers de spectateurs moscovites aux côtés des Red Hot Chili Peppers.
Depuis, Zdob si Zdub est devenu un véritable étendard de la Moldavie aussi bien dans le monde russophone qu’occidental. Preuve en est, sa sélection pour l’Eurovision 2005 lors de la première participation de la Moldavie. Toujours à chercher l’équilibre parfois subtil entre ethno et rock – “c’est nous, notre patte, notre marque de fabrique mais aussi d’où l’on vient” – le groupe continue les tournées. Visage bien connu des habitués du Balkan Trafik, ils promettent de revenir très bientôt à Bruxelles même si pour cette édition, les dates de la tournée ne collaient pas. “Peut-être l’année prochaine”, nous glisse les organisateurs qui, loin de se cantonner à la Moldavie, se sont donnés pour mission de diffuser toute cette diversité balkanique (et même plus large) aux oreilles et aux cœurs belges.
Rendez-vous les 25, 26 et 27 avril à Bruxelles pour plus d’histoire et des rencontres avec Manu Chao en chef de file de la programmation.
Des élections scrutées
Actuellement dirigée par une présidente et un parlement pro-UE, la Moldavie a fort à jouer avec ses prochaines élections présidentielles en 2024 et législatives en 2025. Sur place, certains y voient l’occasion de confirmer la lancée pour l’entrée dans l’Union européenne. La Moldavie a notamment déjà réussi à sortir de sa dépendance totale au gaz russe. Mais pour le street-artiste Dima, pro-russe ou pro-Europe ? “Cela reste la démocratie qui tranchera, on ne peut pas aller contre la volonté du peuple. Et entre la Russie et l’ultracapitalisme… (il soupire) au final, on est proche de la Belgique dans un sens. Deux langues, (russe et roumain) un pays créé sur une fracture entre voisins… Il y a des similitudes”, s’amuse le jeune artiste avec son accent américain parfait, éducation faite à la chaîne MTV oblige.
Reste que le pays se vide de ses jeunes. Actuellement, plus de citoyens moldaves naissent à l’étranger que sur le territoire et plus de la moitié de la population des 18 – 27 ans est partie. “E, ux ne reviennent pas contrairement à ceux qui partent vers 40 ans pour trouver un travail. Ces derniers, cotisent 15 ou 20 ans dans un autre pays et reviennent avec une petite pension qui leur suffit pour vivre ici. Mais ceux qui partent jeunes, fondent leur famille à l’étranger, une fois que les enfants sont nés, ils ne vont pas les ramener ici ensuite. C’est un grand challenge pour la Moldavie”, note Valeriu Pasha, coordinateur du think-tank Watch Dog qui opère une veille sur la politique moldave.
“Ici, ce qui nous manque, c’est un vrai leadership politique, pas un leadership romantique comme on a aujourd’hui, reprend l’activiste anti-désinformation. Les élections se joueront sur des plus petits partis capables de faire basculer la balance. La Russie, qui nous voit comme une partie de son territoire à récupérer mais pas en priorité, accentue ses tentatives de manipulation de l’information pour faire peser cette balance. Il faut se rappeler que nous n’avons pas d’armée capable de nous défendre et que nous ne sommes pas dans l’Otan. On commence à se rendre compte que la Russie est une force qui arrive à nos portes (avec la guerre en Ukraine) et pour la première fois depuis 1991, nos politiques reparlent d’armée, d’indépendance énergétique mais aussi de lutte contre la corruption.”